Entre la profonde imprégnation culturelle des habitudes et des goûts, ou bien les positions radicales “pro- ou anti-viande”, il n’est pas évident de s’y retrouver pour diversifier ses sources de protéines. D’où l’utilité de se donner quelques repères qui facilitent l’évolution au quotidien.
La place prépondérante des protéines animales dans l’alimentation occidentale est largement remise en question. Mais l’enjeu est souvent posé de façon radicale pour demander : “Allons-nous devenir tous végétariens ?”
Cette polarisation du débat pour/contre exacerbe les stigmatisations et frustrations, et retarde d’autant une priorité flagrante : proposer une éducation simple, pratique et grand public, pour commencer à manger un peu “autrement”.
S’il est pleinement légitime de choisir d’être végétarien, l’enjeu sociétal n’est pas là aujourd’hui. L’une des questions alimentaires centrales de ce XXIe siècle est de rediversifier nos sources de protéines. Il s’agit d’abord pour une grande part de la population de manger “mieux” de viande : moins en fréquence, moins en quantité… mais revalorisée et de meilleure qualité, issue de productions durables.
Un aliment noble et cher, qui nécessite de laisser plus de place aux protéines végétales, très bon marché, dans les repas de tous les jours : en apprenant à alterner des formules “avec”, “avec peu” ou “sans viande”, sans pour autant renier le plaisir. Pour aborder le comment nutritionnel et culinaire de cette évolution, il faut d’abord s’accorder sur le pourquoi.
Pourquoi rediversifier nos sources de protéines ?
Chacun l’a déjà entendu : il faut de 5 à 12 fois plus de ressources (eau, surface, énergies fossiles) pour produire des protéines animales, selon les procédés industriels et délocalisés, que pour produire des protéines végétales.
Le mode alimentaire occidental repose depuis cinquante ans exclusivement sur ces protéines animales avec des répercussions planétaires majeures : gaz à effet de serre, perte de biodiversité, gaspillage des ressources. Ce modèle n’est :
- plus soutenable : coût du pétrole, spéculations absurdes, déforestation (Amazonie), dégâts collatéraux (pollutions des nappes, algues vertes) ;
- pas sain : abus de graisses animales, insuffisance de fibres ;
- basé sur aucune tradition : la viande n’est plus un produit noble, les subventions en masquent le coût, la qualité baisse et les goûts sont standardisés ;
- pas défendable au vu de la brutalité des pratiques d’élevage et d’abattage industrielles, réduisant l’animal à une chose pour des raisons de pur profit.
Si le poisson est considéré comme plus sain, notamment pour la qualité de ses graisses, sa consommation de masse n’est pas plus durable, en raison des ressources halieutiques et des dégâts de la pisciculture intensive.
Des experts agronomes internationaux nous rappellent pourtant, comme Marc Dufumier ou Claude Aubert, que l’enjeu majeur est d’abord de relocaliser l’agriculture et l’élevage, pour rendre à nouveau nos productions durables, moins massives et beaucoup plus qualitatives.
Pour l’alimentation quotidienne, il s’agit de diversifier les repas avec un recours moins systématique à la viande : “Manger autrement”, comme l’a énoncé le livre du Pr Lecerf, de l’institut Pasteur, dès 1986.
La place de la viande dans l’assiette peut s’aborder de multiples façons : apports en protéines, goût, effet rassasiant. Remettre en question son omniprésence, c’est d’abord rappeler qu’il n’y a pas qu’une, mais quatre façons d’apporter des protéines dans un repas.
Comment assurer les apports de protéines dans l’alimentation ?
Les protéines constituent la trame de notre matière (tissus, organes, et pas seulement les muscles) et leur rôle dans l’alimentation est donc d’abord constructeur. Cette construction repose sur l’enchaînement de molécules d’acides aminés, dont les huit acides aminés essentiels (AAE) que le corps ne peut fabriquer et que les repas doivent apporter.
Les protéines d’origine animale de la viande (environ 20 % de protéines), mais aussi du poisson, des œufs et des produits laitiers, contiennent ces huit AAE et assurent cette construction.
Les protéines d’origine végétale apportent aussi ces huit AAE, mais avec toujours un déficit pour l’un d’eux, ce qui limite l’assimilation des sept autres et donc la construction.
Ainsi, les céréales (blé, riz, avoine, etc.) et graines assimilées (millet, sarrasin, quinoa), qui apportent de 6 à 15 % de protéines à sec, ont une faible teneur en lysine, l’un des AAE.
Les légumineuses (haricots, pois, lentilles) apportent beaucoup de protéines (de 15 à 40 % à sec) mais sont déficitaires en méthionine, un autre AAE. Dans les deux cas, consommer ces aliments séparément ne permet pas la construction protéique, par exemple si l’on ne mange que du riz avec des légumes.
Mais en associant ces féculents que sont les céréales et légumineuses entre elles, ou avec des produits animaux qui apportent l’acide aminé manquant, cette construction s’effectue correctement.
Il faut rappeler les autres facteurs d’équilibre aux côtés des protéines :
- Apports de fruits et légumes dont une partie en cru, de féculents (naturellement présents dans les trois dernières formules) ;
- Diversité des corps gras dont une partie végétale non chauffée, intégrité des produits (moindre raffinage) ;
- Évitement des excès (sel, sucre, gras).
Quels menus… ?
Au quotidien, il s’agit d’introduire plus régulièrement les formules “alternatives” (mixte, végétarienne, végétale) avec d’autres structures de menu.
Une approche facile consiste à penser le repas à partir des légumes (ou fruits) du moment, crus et cuits. Puis de choisir le féculent céréalien sous forme de semoule, pâtes, grains entiers ou concassés, galettes, pâte à tarte ou pizza, pain ou toasts.
On apporte ensuite le complément protéique selon le type de plat souhaité, soit :
- un peu de viande ou poisson, sous des formes qui en valorisent la présence en quantité modérée : carpaccio de charcuterie, fine tranche de rôti, émincé de volaille ou poisson, farce cuisinée… ;
- de l’œuf ou des produits laitiers, fromage à gratiner, lait d’une béchamel, yaourt de la sauce salade ou du dessert… ;
- des légumineuses dans une soupe, une tartinade (houmous libanais), un émincé de tofu mariné/rissolé, une garniture ou sauce chaude (lentilles corail par exemple) ou un yaourt de soja ;
- ou en mêlant ces compléments : dans un parmentier de légumes avec farce de viande hachée allongée de flocons d’avoine ou pois chiches, avec un voile de fromage pour gratiner ; ou dans un riz cantonnais, associant céréale, légumes, légumineuses (petits pois), œuf et porc en petite quantité.
Ces menus seront équilibrés par divers petits apports gras, entre vinaigrette, sauces chaudes et lipides propres aux divers ingrédients (fromages et produits animaux, oléagineux tels que noix, amandes, graines de sésame).
Le menu peut aussi être construit à partir de l’apport protéique, comme pour les plats à base d’œufs du type flan, quiche, omelette, à compléter de légumes crus/cuits et éventuellement d’un peu de féculents.
Quels types de plats ?
Les plats uniques tels que lasagnes, gratins, pizzas, risottos ou pâtes garnies offrent de multiples déclinaisons où la portion de viande peut facilement diminuer et peu à peu être alternée avec les végétaux ou sous-produits animaux.
Les spécialités des cuisines du monde (paëlla, couscous, chili…) s’expriment facilement en versions mixtes ou végétales. Bien des possibilités créatives sont apportées par les diverses formes de céréales et légumineuses disponibles dans les réseaux bio : ainsi une galette de millet liée à l’œuf ou un crumble de légumes dont le sablage est constitué de céréale concassée type boulgour, mélangée à des pois écrasés et des noisettes hachées, sont des exemples de plats associant protéines et féculents, qui seront facilement variés au fil des saisons.
Un pique-nique autour d’une salade composée de riz demi-complet ou quinoa bien complémentés, un dîner léger avec soupe/salade aux noix-toast au chèvre constituent des structures correctes de repas avec pas ou peu de protéines animales ; ainsi qu’un repas de cantine avec crudités/couscous végétarien/yaourt.
Quelques précautions
On assimile souvent “protéines végétales” et “légumineuses” en raison de leur forte teneur protéique. Tandis que les diététiciens conseillent de doser céréales et légumineuses à deux tiers/un tiers, d’autres ajoutent partout ces légumineuses à mesure qu’ils enlèvent la viande.
Mais les alimentations traditionnelles et cuisines du monde utilisent, sauf exception, la légumineuse comme un complément : trempée, cuite longuement et apportée en petite quantité, de même que le soja, normalement fermenté ou germé.
Les légumineuses, réputées peu digestes, doivent donc être réintroduites avec modération, correctement préparées et alternées avec les compléments animaux et autres végétaux oléagineux.
L’apport en féculents doit aussi suivre nos besoins énergétiques. Si ceux-ci sont faibles (travail sédentaire et peu ou pas d’activité physique), vouloir manger beaucoup de céréales et légumineuses “parce qu’il faut des protéines” risque de se traduire par de la fatigue (digestion longue) ou une prise de poids.
Une démarche progressive et un nouveau regard culinaire
Faire évoluer les repas vers ces protéines diversifiées demande une démarche sur mesure : procéder par petites touches en ménageant les critères de plaisir propres à chacun, la convivialité avec les proches et la fonctionnalité du mode de vie. On peut ainsi manger moins souvent, mais avec des produits de qualité, les plats traditionnels qui nous sont chers.
Vivant avec un modèle alimentaire essentiellement carné, il est intéressant de rechercher les attentions culinaires qui donnent du plaisir à des pratiques différentes. Ainsi :
- bien connaître les modes de cuisson des céréales et légumes secs, et comprendre les cuissons de légumes (étuvée, suée) qui donnent plaisir à manger ces féculents parfois jugés un peu fades ;
- comprendre le rôle des “fonds” culinaires, comme la “vraie” sauce soja qui peut constituer une alternative aux fonds animaux, et les divers outils d’assaisonnement : sel, acidité, piquant… ;
- soigner le passage au végétal qui se traduit souvent, malgré de belles couleurs, par des consistances molles et présentations “en tas”, ce qui peut être lassant ; d’où l’intérêt de rehausser les plats par du croquant (fruits secs, toasts), de dynamiser l’aspect par des éléments qui tranchent (brochette, galette, nem par exemple), de structurer les plats (bols, moulages ou superpositions comme une lasagne ou un crumble) ou un visuel gratiné ;
- valoriser les herbes/épices par la diffusion dans les matières grasses (comme pour les currys des Indiens) et non par simple saupoudrage, pour des saveurs rondes et amples en l’absence des goûts animaux.
(Ré)inventer une alimentation durable
C’est bien un modèle alimentaire de transition que nous inventons aujourd’hui, vers moins de viande et vers des produits plus frais, sains, locaux, complets, de saison, etc.
Au quotidien, quand revient la question “qu’est-ce qu’on mange ce soir ?”, nous avons besoin de souplesse et de simplicité et non de l’imagerie des régimes ou de la gastronomie. Dans cette simplicité retrouvée, on découvre souvent que les goûts et les critères de plaisir évoluent, pour un rapport plus juste entre animal et végétal… un gage d’humanité ?