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De la minuscule musaraigne à l’éléphante, les 2 000 espèces de mammifères produisent toutes du lait, mais une dizaine seulement procure à l’homme cet aliment de base. La vache, bien entendu, domine largement puisqu’on estime qu’elle représente 85 % du lait consommé par l’homme. Qui sont les 15 % restants ?
Les laits “non-vaches” consommés par l’homme se répartissent par ordre d’importance quantitative entre les laits de bufflonne, de chèvre, de brebis et de chamelle, les autres espèces (jument, âne, yak, renne, lama) étant marginales. Aujourd’hui, ces laits représentent 145 millions de tonnes. Mais au-delà de la diversité des espèces concernées, il existe une grande diversité du produit lui-même, dont les caractéristiques peuvent différer considérablement d’une espèce à l’autre, mais surtout une grande diversité des écosystèmes où ces animaux sont élevés.
Tous les laits se ressemblent-ils ?
Chaque lait est adapté à l’espèce qui le produit, en fonction de ce qu’elle mange, de son environnement et bien sûr des besoins de ses petits. Seul aliment des nouveau-nés, il contient tout ce qui est nécessaire à la croissance des petits et, pour l’homme qui le consomme quotidiennement, tout ce qui est nécessaire à ses besoins alimentaires : sucres, graisses, protéines, vitamines, minéraux. Par conséquent, tous les laits contiennent ces mêmes éléments dans des proportions variables. Mais, au-delà de cette composition globale, chaque lait a ses particularités, ses vertus, dont les hommes ont su tirer parti.
C’est dans leur subtile composition (type de caséines et de protéines sériques, acides gras, oligosaccharides, vitamines, oligo-éléments, enzymes) que résident les secrets de leur valeur nutritionnelle spécifique, de leurs avantages technologiques, voire de leurs vertus médicinales réelles ou supposées. Cette variabilité est également à l’origine de l’extraordinaire diversité des produits laitiers à travers le monde. En Mongolie, par exemple, on ne compte pas moins de 500 types de produits issus du yak, de la jument et de la chamelle !
À chaque écosystème son lait
Si le lait de vache est si répandu, ce n’est pas seulement dû à la facilité de traire l’animal, ni forcément à la quantité de lait qu’on en tire : toutes les vaches ne produisent pas, comme la Holstein, plusieurs dizaines de litres par jour ! La productivité d’un zébu sahélien n’est que de quelques litres par jour par exemple. La principale raison à cela est son ubiquité, c’est-à-dire sa capacité à occuper presque tous les écosystèmes. En effet, à l’exception des Inuits dans les déserts glacés de l’Arctique, des Pygmées et des Indiens d’Amazonie dans les profondeurs des forêts équatoriales, tous les peuples de la Terre utilisent la vache comme pourvoyeuse de lait. La particularité des autres espèces est d’être liées à un écosystème donné ou d’être associées à des habitudes sociales témoignant d’une forte identité culturelle où les laits spécifiques jouent un rôle prééminent. De plus, ces laits assurent la sécurité alimentaire dans les régions les plus marginales du monde.
Bien sûr, les “petits ruminants” (chèvres et brebis) sont également omniprésents, mais leur vocation laitière n’est pas nécessairement universelle. Le lait de chèvre, par exemple, est très répandu dans les pays pauvres d’Afrique et d’Asie du Sud (ce qui a valu à la chèvre d’être considérée comme la “vache du pauvre”). La transformation du fromage est limitée à l’Europe et surtout à la France pour des raisons culturelles. La production de lait de brebis est une vieille tradition méditerranéenne (y compris au Moyen-Orient), où les agriculteurs ont développé des races à vocation laitière et des circuits commerciaux de réputation mondiale (Roquefort par exemple).
Pour ces deux espèces, le développement de l’industrie laitière est donc peut-être moins une question d’adaptation à un écosystème donné que le résultat d’une longue tradition historique localisée. Mais qu’en est-il des autres espèces ?
Le lait des rizières
Le buffle de rivière (à ne pas confondre avec le buffle des marais, principalement utilisé pour sa viande et sa force de travail en Chine et en Asie du Sud-Est) est un animal des régions humides qui fréquente assidûment les vallées et les rizières de l’Inde et du Pakistan. Les migrations depuis le Moyen Âge l’ont conduit jusqu’en Égypte dans le delta du Nil, en Bulgarie le long du Danube et en Italie dans la plaine du Pô. Plus récemment, il a été implanté sur l’île de Marajo, la plus grande île fluviale du monde, à l’embouchure de l’Amazone. Outre les qualités organoleptiques de son lait, qui contient plus de protéines, de matières grasses et de calcium que le lait de vache, donnant un caillé ferme et un rendement élevé en beurre et en fromage, les éleveurs apprécient sa capacité à consommer des fourrages de faible valeur nutritive, sa placidité légendaire, sa résistance aux maladies et sa longévité, qui en font, au final, un animal laitier préféré à la vache, d’autant que sa productivité est tout à fait honorable. Souvent élevée de manière traditionnelle, la bufflonne laitière se “modernise” dans de grandes unités de production en Inde ou en Italie, où la valeur ajoutée acquise par la transformation fromagère (mozzarella) ou la fabrication de boissons fermentées traditionnelles (lassi, dahi) assure sa pérennité.
Le lait des déserts
Autant la bufflonne se plaît dans les milieux humides, autant la chamelle préfère les climats arides et chauds (dromadaire, ou chameau à une bosse d’Afrique et du Moyen-Orient) ou froids (chameau de Bactriane, ou chameau à deux bosses d’Asie centrale).
Le lait de chamelle, cet “or blanc du désert”, fait l’objet de nombreuses croyances sur ses vertus médicinales, basées sur des observations empiriques, quelques preuves scientifiquement fondées (notamment ses effets régulateurs de la glycémie) et de nombreuses légendes… Son exceptionnelle richesse en vitamine C et en fer, l’absence de bétalactoglobuline (une protéine allergène), mais aussi la présence de lactoferrine, une protéine antibactérienne 2 à 4 fois plus bioactive que celle des autres laits, peut expliquer l’engouement actuel pour ce lait tant dans les pays à chameaux que dans les pays occidentaux.
Pendant longtemps, le lait de chamelle était autoconsommé (il pouvait représenter 70 % du régime calorique des pasteurs nomades) et offert aux hôtes de passage, et sa vente était considérée comme taboue dans la culture bédouine. Mais récemment, avec l’urbanisation croissante, le lait de chamelle a fait son entrée sur le marché, notamment depuis l’apparition, au cours des deux dernières décennies, de laiteries modernes proposant du lait pasteurisé.
Dans certains pays d’Afrique et d’Asie centrale, une autre tradition est encore pratiquée : celle du lait de chamelle fermenté (appelé shubat au Kazakhstan et en Chine, khormoog en Mongolie, gariss au Soudan, susaac au Kenya). Là aussi, une certaine modernisation est à l’œuvre, et la standardisation des processus de fermentation se met en place dans les grandes unités de transformation qui livrent désormais leurs produits aux supermarchés. Les nomades, éloignés des lieux de consommation potentiels, n’avaient guère le choix pour conserver leur lait et, pendant longtemps, seule la fermentation permettait de prolonger ses qualités dans les conditions du désert, d’autant qu’avec sa faible teneur en caséine, il était incapable de cailler, ce qui excluait sa transformation en fromage, même si c’était le meilleur moyen de le conserver pendant plusieurs semaines. Mais, depuis une dizaine d’années, grâce au génie biotechnologique, une enzyme coagulante spécifique au lait de chamelle est disponible dans le commerce et quelques essais de fabrication de fromage donnent bon espoir. Des fromages de chamelle sont désormais disponibles en Mauritanie, au Maroc, en Arabie Saoudite, aux Émirats arabes unis, en Inde…
Le lait des steppes
Dans les steppes d’Asie centrale, le lait de jument fermenté appelé koumis (Russie, Kazakhstan, Kirghizstan) ou airag (Mongolie) est un produit ancestral de l’identité nomade. Dans les zones rurales, la consommation quotidienne peut être élevée et dépasser un litre. Plus encore que le lait de chamelle, le koumis est considéré comme ayant de puissantes propriétés probiotiques et anti-infectieuses, utilisées en cures pour les patients atteints de gastro-entérites et pour les tuberculeux dans les sanatoriums. Pauvre en graisses et en caséine, pauvre en calcium, il est particulièrement riche en acides gras polyinsaturés et en lactose, ce qui le rend très digeste. Cependant, le koumis est très acide et alcoolisé, et est difficile à boire pour les consommateurs qui n’y sont pas habitués. Les juments sont de bonnes trayeuses mais l’absence de “fontaine de lait” oblige à des traites répétées toutes les deux heures (jusqu’à 6 par jour).
Le lait des hauts plateaux et des régions polaires
Le yak et le lama sont deux espèces laitières adaptées aux hautes altitudes du Tibet et des Andes respectivement. Si le lait de lama est rarement utilisé (c’était la seule source de lait à l’époque des Incas), le lait de yak, notoirement riche en protéines et en graisses, est la base du plat national tibétain appelé tsampa, un mélange de beurre de yak et d’orge grillé.
De son côté, le renne était jusqu’à récemment la seule source de lait pour le peuple Sami. Son lait est très énergétique (il contient près de 30 % de matières grasses). Son élevage est également entré dans un processus de modernisation.
Vivre et rester au pays
Les laits autres que de vache sont intéressants pour plusieurs raisons : leurs qualités diététiques et nutritionnelles, bien sûr, mais aussi leurs qualités écologiques, car les espèces qui les produisent sont parfaitement adaptées à leur environnement (steppe, désert, vallée humide ou haute montagne). De plus, ces produits laitiers, aliments à forte identité commerciale, permettent aux populations de ces régions marginales de “vivre et rester au pays”.